Filippo Vitale, Judith et Holopherne

Bien qu'ignoré par Bernardo de Dominici (1683-1759) dans ses Vie des peintres, sculpteurs et architectes napolitains (1742), Filippo Vitale est une importante figure de la peinture napolitaine de la première moitié du XVII e siècle, à la fois témoin du bouleversement induit par les séjours de Caravage (1571-1610) comme de la conversion des artistes aux séductions de la couleur et à un classicisme apaisé et décoratif à partir du second quart du siècle. L'influence de Vitale se fait sentir chez de nombreux peintres de son entourage familial immédiat, notamment Pacecco de Rosa (1607-1654), son filleul et collaborateur, ainsi que ses beaux-fils Giovanni Do (vers 1604-1656), Agostino Beltrano (1607-1656) et Aniello Falcone (1607-1656). C'est de la seconde partie de la carrière de l'artiste qu'il faut dater cette Judith et Holopherne , vers 1635, comme le propose Nicola Spinosa.

Filipo Vitale est âgé d'une quinzaine d'année lorsque Caravage (1571-1610) effectue ses deux séjours napolitains, en 1606-1607, puis à nouveau en 1609-1610. La présence de l'artiste et les importantes toiles qu'il laisse dans la cité parthénopéenne ont une influence décisive sur les peintres actifs dans la ville, qui se convertissent à sa manière. C'est notamment le cas de Vitale, élève de Carlo Sellito (1581-1614) qui démontre son allégeance précoce au caravagisme dans son Sacrifice d'Isaac (vers 1615, Naples, musée de Capodimonte) ou son Souper à Emmaüs (Pau, musée des Beaux-Arts). Dans sa Libération de saint Pierre (avant 1618, Nantes, musée d'arts), scène peinte à mi-corps au clair-obscur radical, l'influence du tableau de même sujet de Battistelo Carraciolo (1578-1635), suiveur le plus sévère et le plus radical de Caravage à Naples, est également indéniable (1615, Naples, église du Pio Monte della Misericordia), bien que Vitale apporte une pointe de douceur et de bienveillance à son naturalisme. Par la suite, des artistes tels que Massimo Stanzione (1585-1656) ou Jusepe de Ribera (1591-1652) offrent un important renouvellement au langage initial de Caravage. Actif à la fois à Rome et à Naples, Stanzione apporte un savant mélange de rigueur classique et d’emphase baroque, sous l'influence de la sculpture antique comme de l'art de Simon Vouet et de Nicolas Poussin, accompagné d'une lumière riche et éclatante, tandis que le tournant coloriste de Ribera, enrichi par la connaissance des exemples vénitiens ou des Flamands Rubens et Van Dyck, suscite une peinture à la touche enlevée et aux coloris saturés et séduisants. Ces deux modèles encouragent Vitale à suivre leur exemple. Le décor exécuté par le Dominiquin (1581-141) dans la chapelle San Gennaro de la cathédrale de Naples (1630-1641), contribue également à ce tournant du naturalisme au classicisme.

Sensible à ces modèles, Vitale compose une image spectaculaire, qui n'hésite pas à mêler une violence crue à un riche coloris séduisant. La Judith et Holopherne s'inscrit dans le sillage des deux versions exécutées par Caravage de ce sujet violent. Le peintre a sans aucun doute connu la seconde version peinte par Caravage à Naples, connue par une copie (Naples, Palazzo Zevalos) et une autre version récemment apparue sur le marché et à l'attribution particulièrement disputée (collection particulière). Vitale représente le même moment que celui, très original, que Caravage avait choisi : l’instant où Holopherne prend conscience de l’imminence de sa mort. L'organisation générale de l'image est la même : les personnages à mi-corps, le général philistin à gauche, l'héroïne juive au centre et sa servante à droite, avec une grande draperie rouge en toile de fonds pour servir de décor au drame. L'artiste se plait à confronter la carrure démesurée d'Holopherne, notamment ses énormes mains, aux gestes tempérés de Judith, dont la physionomie apaisée répond, par contraste, au visage ridé de la vieille servante qui s'apprête à recueillir dans un sac le trophée de sa maîtresse : la tête d'Holopherne.

Si la référence à Caravage est manifeste dans la structure du tableau, il révèle dans le même temps la profonde transformation stylistique qui éclot durant le second quart du XVII e siècle napolitain, entre baroque et classicisme, à une époque ou Vitale atteint sa pleine maturité. Là où Caravage avait fondé son œuvre sur un intense clair-obscur, la scène de Vitale est éclairée par un violent coup de lumière qui définit brutalement la scène, les gestes et les expressions des personnages. Cette lumière vient rehausser une multitude de détails décoratifs, notamment les superbes étoffes de la robe de Judith, les ornements de l’oreiller ou encore les motifs de la grande draperie rouge. Cet attrait pour les belles draperies colorées rapproche Vitale de Massimo Stanzione. Si le visage impassible de Judith exprime un certain attrait pour un classicisme apaisé, le terrible hurlement d'Holopherne, à la bouche démesurée, semble indiquer une connaissance de certaines outrances de Ribera, notamment les supplices des quatre « furieux », Ixion , Titius , Tantale et Sisyphe , conservés au musée Prado (1632) et plus encore des Marsyas, dans les Apollon et Marsyas peints vers 1637 (Naples, museo di Capodimonte, Bruxelles, musées royaux des beaux-arts de Belgique). Ces multiples sources permettent à Vitale de construire une peinture d'une forte originalité, où se mêlent violence et élégance.

Vitale est un artiste représenté par quatre tableaux au sein des collections françaises. La Libération de saint Pierre du musée de Nantes fut donnée à cet artiste dès 1955 par Ferdinando Bologna, qui a également proposé d’attribuer le Saint Benoît de Nurcie se roulant dans les ronces du musée Fesch à notre artiste. Par la suite, en 2008, Giuseppe Porzio proposait de rendre à l’artiste le groupe de tableaux construit autour du Souper à Emmaüs anonyme du musée de Pau, notamment L'Astronome du musée de Montargis.  Cependant, ces trois toiles appartiennent à la phase de caravagisme sévère du peintre, au début de sa carrière. La Judith , peinte durant sa maturité, constitue ainsi un bel enrichissement dans la représentation de l'artiste en France.

Le traitement du sujet, Judith et Holopherne, tant de fois représenté par les peintres au XVII e siècle, possède ici un intérêt de premier plan par sa directe référence aux deux fameuses toiles de Caravage. Là où la plupart des tableaux représentent l'héroïne juive brandissant la tête coupée, ou la confiant à sa servante, notre toile choisit de figurer le moment décisif où la tête est en train d'être tranchée et où le personnage masculin prend conscience de l'immédiateté de sa mort, suscitant un extraordinaire et terrifiant effet dramatique. Cet hommage manifeste à Caravage est d'un intérêt incontestable pour les musées français.

Enfin, ce généreux don vient s'inscrire dans un contexte particulier au sein du musée Fabre. L'établissement poursuit depuis plusieurs années une politique d'enrichissement de ses collections de peinture italienne en direction du foyer napolitain, autour de la Sainte Marie l'égyptienne de Ribera et la Sainte Famille de Luca Giordano, données par François-Xavier Fabre : un Martyre de sainte Agathe d'Andrea Vaccaro, une Mort de saint Joseph de Bernardo Cavallino, deux esquisses de Luca Giordano ( Hercule domptant le taureau de Crète et Hercule libérant Prométhée ) complétées par un dépôt du musée du Louvre ainsi qu'une grande Marine de Salvator Rosa permettent au musée de Montpellier de présenter un bel ensemble de toiles napolitaines du Seicento , dont le tableau coloré et dramatique de Vitale apporterait un éclairage sans équivalent dans le fonds actuel.

Pierre Stépanoff



En savoir plus

Catalogue de l’exposition L’Âge d’or de la peinture à Naples : de Ribera à Giordano , Montpellier, musée Fabre, du 20 juin au 20 octobre 2015, sous la Direction de Michel Hilaire, Nicola Spinosa. Paris, Liénart, 2015.

Ouvrage disponible à la bibliothèque du musée Fabre

Filippo Vitale (Naples, vers 1585-590 - Naples, 1650)
Judith et Holopherne
Vers 1635
Huile sur toile
H. 126 ; l. 154 cm
2020.34.1

Hist. : Padoue, collection particulière ; Paris, Galerie Maurizio Nobile, 2015 ; Paris, collection Didier Malka, 2015 ; don de ce dernier au musée Fabre, 2020.