Théodore Gudin, Le Mont-Saint-Michel sous l’orage

Théodore Gudin est un important représentant de la peinture romantique du XIX e siècle, spécialisé dans les scènes de marines ou de ports. Sa connaissance de la mer est liée à une expérience très concrète qui le marque profondément durant sa jeunesse : après une formation au Collège royal de la Marine à Angoulème, il embarque pour New York et s’engage dans la marine américaine, sur le Manchester-Packet. Il navigue durant trois ans, avec notamment des missions de surveillance des pêches au banc de Terre-Neuve, où il assiste à des centaines de naufrages.

De retour à Paris, il devient peintre, se forme auprès de Girodet, Gros, puis de David exilé à Bruxelles. Il expose pour la première fois au Salon de 1822, à l’âge de 20 ans. Les sujets qu’il propose sont liés à la mer : naufrages de navire, tempêtes, plages, brouillard, embouchures de fleuve. Aux côté d’Isabey, dont le musée Fabre conserve une très belle Tempête , de Lepoittevin, de Coignet et de bien d’autres, il fait partie de ces artistes romantiques qui exploitent tous les ressorts dramatiques du paysage. Son style est profondément marqué par les exemples anciens de la peinture nordique, de van Goyen, dont il retient les teintes jaunes et dorées, de Backuizen et Van de Velde pour les cadrages spectaculaires de navires pris dans la tempête, et de Jacob van Ruisdael, à qui il emprunte une dramatisation des effets atmosphériques, opposant la lumière à l’obscurité. Il est rapidement apprécié et protégé par Louis-Philippe, alors duc d’Orléans, reçoit des commandes de la cour de Russie et de Prusse, ainsi que de Charles X à partir de 1828. En 1830, il prend part à l’expédition d’Alger qui renouvelle son répertoire vers des teintes nouvelles, brillantes et lumineuses, à une époque où l’orientalisme inspire profondément les artistes.

Avec la Monarchie de Juillet, Gudin remporte une reconnaissance officielle, qui perdurera durant tous les régimes du XIX e siècle. Il est décoré de la Légion d’honneur et nommé peintre officiel de la Marine royale dès 1830, fonction qu’il conserve sous le Second Empire. Pour le musée de l’histoire de France au château de Versailles, Louis-Philippe lui commande en 1839 quatre-vingt-dix-sept tableaux commémorant les grands épisodes de l’histoire navale française, depuis le Moyen Âge jusqu’à l’époque contemporaine. Ces spectaculaires batailles navales sont aujourd’hui conservées au musée de la Marine et au château de Versailles.

Pour constituer ses peintures, Gudin est un observateur attentif des sites maritimes et réalise de nombreux voyages. Il est ainsi sur les côtes de la Manche et en Bretagne en 1830, et visite le Mont-Saint-Michel, Cancale, Saint-Malo, Belle-Île, Lorient et Brest. De sa visite du Mont-Saint-Michel, l’artiste tire de nombreuses œuvres de petites dimensions prises sur le vif. Ces études permettent au peintre de s’imprégner du site. La physionomie du lieu est légèrement différente de celle d’aujourd’hui, puisque l’on n’y retrouve pas la fameuse flèche ajoutée en 1899. C’est au début du XIX e siècle, à l’époque romantique, que ce monument commence à remporter une grande popularité et à attirer les touristes. Dès 1820, le baron Taylor et Charles Nodier en avaient déjà popularisé la physionomie en publiant de multiples lithographies dans les Voyages pittoresques et romantiques dans l’ancienne France .

À la différence de ces études sur le motif, le tableau acquis par le musée Fabre, peint dans l’atelier, renforce le caractère dramatique et spectaculaire du Mont. Ce site, à la fois curiosité naturelle, souvenir de l’époque médiévale, mais aussi lieu sinistre et inquiétant puisqu’il servait alors de prison en particulier pour les ennemis politique du régime (les socialistes Blanqui et Barbès y furent notamment enfermés), possédait toutes les qualités pour plaire à un public romantique amateur de grands spectacles. L’artiste joue adroitement sur les contrastes d’ombre et de lumière, faisant surgir la silhouette de l’abbaye d’un nuage noir comme l’encre. Une vive lumière dorée tombe sur le chevet de l’abbaye, permettant de définir habilement les formes gothiques des fenêtres et des pinacles de l’église. Le site acquiert un aspect onirique, pour ne pas dire cauchemardesque, qui n’est pas sans évoquer les visions hallucinées de Victor Hugo. Le drame est renforcé par le groupe de voyageurs au premier plan, qui semble tout à coup pris entre deux masses d’eau alors que la marée monte dangereusement. L’artiste, en ajoutant ces figures de petites dimensions, renforce encore la monumentalité de l’abbaye : ce jeu sur la démesure et la disproportion est en accord avec la doctrine du sublime qui influence les peintres depuis la fin du XVIII e siècle. Ce tableau tout en contraste est un formidable témoignage de la sensibilité romantique appliquée au paysage, mêlant la violence et les tourments d’une nature hostile à la silhouette fascinante d’un célèbre édifice médiéval.

Pierre Stépanoff



En savoir plus

Catalogue de l’exposition De la Nature , Montpellier, musée Fabre, 18 juillet 1996 - 10 novembre 1996, Paris, Éditions de la RMN, 1996, Michel Hilaire, Olivier Zeder (dir.).

Ouvrage disponible à la bibliothèque du musée Fabre.

Exposition De la Nature , Montpellier, musée Fabre, 18 juillet 1996 - 10 novembre 1996.

Théodore Gudin (Paris, 1802 – Boulogne-Billancourt, 1880)
Le Mont-Saint-Michel sous l’orage
1830
Huile sur toile
H. 97 ; L. 138 cm

Signé et daté en bas à gauche : « T. Gudin 1830 »

2017.27.1

Hist. : collection de la Princesse de Faucigny-Cystria au début du XX e siècle ; Paris, Hôtel Drouot, vente Beaussant Lefèvre, 10 décembre 1999, n° 22 ; Granville, vente Fattori-Rois, 13 novembre 2004, n° 74, non vendu ; Paris, Hôtel Drouot, vente Leclere, 1 er décembre 2017, n° 140, préempté par l’État au bénéfice du musée Fabre de Montpellier ; Achat de Montpellier Méditerranée Métropole pour le musée Fabre avec le soutien du Fonds régional d’acquisition des musées Occitanie.