Hortense Haudebourt-Lescot, Le Meunier, son fils et l’âne

Hortense Haudebourt-Lescot est une des principales peintres de scènes de genre sous l’Empire, la Restauration et la Monarchie de Juillet. Elle expose en effet au Salon de 1810 à 1840, et présente régulièrement de grands ensembles de tableaux : huit en 1810, cinq en 1812, 1814 et 1817, onze en 1819, quinze en 1822, dix-huit en 1824, ce qui lui offre une forte visibilité. Elle remporte une large célébrité dans le monde de l’art parisien et devient une figure majeure de la peinture féminine en ce début de XIX e siècle. Sa carrière s’inscrit dans un mouvement plus vaste de développement de la présence des femmes dans l’espace artistique, notamment au Salon : si trois femmes sont présentées en 1789, elles sont 19 en 1791, 49 en 1802 et 178 en 1835. Le musée Fabre présente à son public un très riche ensemble de peintures de cette période, grâce à la donation et au legs de François-Xavier Fabre (1825 et 1837) et au legs d’Antoine Valedau (1836), qui eurent tous deux à cœur de collectionner l’art de leur temps. La politique d’acquisition du musée permet chaque année de continuer à étoffer cet ensemble pour le rendre exemplaire. Cependant, les artistes femmes y demeurent peu représentées en comparaison de leur place réelle dans la vie artistique de ce temps. L’acquisition de ce tableau permet ainsi de représenter Hortense Haudebourt-Lescot dans les collections par une très belle toile.

Fille de Jean-Baptiste Viel, parfumeur, Hortense prend le nom de son beau-père, Jean-Louis Lescot, pharmacien, à la suite du second mariage de sa mère en 1794. Elle se fera dès lors appeler « Mademoiselle Lescot » lors de ses premières participations au Salon. Elle s’initie précocement à la peinture et pratique le portrait, tout en suivant les leçons du peintre Guillaume Guillon Lethière. A partir de 1810, elle est signalée à Rome, où elle poursuit sa formation, alors que Lethière y dirige l’École française. Ses différentes biographies rapportent qu’elle aurait remporté un prix lors d’une des expositions du Capitole, à la suite de quoi elle envoie ses premières peintures au Salon parisien de 1810. Son séjour italien est l’occasion d’étudier la vie, les mœurs les costumes italiens, qui nourriront ses scènes de genre tout au long de sa carrière : « Mme. Haudebourt-Lescot, qui a longt-temps habité l’Italie, s’est créé un genre de composition où l’on retrouve les divers costumes et quelques usages du pays où cette artiste a formé son talent ; elle sait les rendre d’une manière tout à fait gracieuse, spirituelle, originale. D’après le nombre et la variété des sujets, on a lieu de penser que M.me Haudebourt a rapporté en France une ample provision de matériaux pour les compositions nouvelles. »

Le succès de ses peintures lui permet d’obtenir dès le Salon de 1810 une médaille d’encouragement puis en 1819 une médaille d’or de première classe, succès réitéré en 1827. Sa renommée grandissante, amplifiée par son retour en France à partir de 1817, lui valent des achats de l’État, du ministère de l’intérieur ou de la Maison du roi, comme d’être collectionnée par des personnages éminents tels la duchesse de Berry, le duc d’Orléans, la duchesse d’Angoulême, le comte Decazes, Alexandre du Sommerard, la duchesse de Raguse, le comte de Pastoret et bien d’autres. Signe de sa consécration, elle apparait en 1825 dans le tableau de François-Joseph Heim Charles X distribuant des récompenses aux artistes (Paris, musée du Louvre). En 1820, elle épouse Pierre Haudebourt, architecte, changeant dès lors son nom en « Haudebourt-Lescot », par lequel elle est couramment désignée aujourd’hui.

C’est au Salon de 1819, parmi un vaste ensemble d’onze toiles, que l’artiste présente cette composition tirée de la fable de La Fontaine « Le Meunier, son fils et l’âne ». Le Salon de 1819 est celui de l’ascension pour Hortense Haudebourt-Lescot, puisqu’elle y remporte la médaille d’or, tandis qu’elle y présente un tableau, François I er accorde à Diane de Poitiers la grâce de St Vallier , commandé par la maison du roi, et six tableaux achetés par le comte Decazes, ministre de l’Intérieur. Le tableau acquis par le musée Fabre est quant à lui acheté par la Société des Amis des arts. Aux côtés de ce tableau, elle présente également un autre sujet tiré de La Fontaine, « Le Vieillard et ses enfants ». Pour représenter « Le Meunier, son fils et l’âne », qui met en scène l’irrésolution d’un meunier influençable qui ne sait comment mener sa bête à la foire, en le montant seul ou en y plaçant son fils, en le portant ou en le montant avec son fils ou encore en le laissant aller libre, l’artiste se concentre sur un moment précis :

(…)
Quand, trois filles passant, l'une dit : C'est grand honte
Qu'il faille voir ainsi clocher ce jeune fils,
Tandis que ce nigaud, comme un évêque assis,
Fait le veau sur son Âne et pense être bien sage.
Il n'est, dit le Meunier, plus de veaux à mon âge.
Passez votre chemin, la Fille, et m'en croyez.

Ce passage avait déjà été illustré par Jean-Baptiste Oudry dans sa célèbre suite de gravures pour l’édition des Fables de 1755-1759. La composition choisie par Haudebourt-Lescot reprend celle d’Oudry, déployant les personnages féminins puis masculin de la gauche vers la droite, mais en la simplifiant, comme une sorte de bas-relief : le meunier et son fils sont de profil, tandis que les trois jeunes filles, comme trois Grâces, s’avancent vers eux dans un beau souffle de draperies agitées. Cette composition générale, qui révèle l’influence néoclassique de son maître Lethière, se déploie dans un paysage précieux, orné de détails délicats. Avec humour, la peintre se plait à confronter les regards hagards des personnages masculins à l’air moqueur et facétieux des personnages féminins. Mais l’originalité du tableau consiste également dans cette transposition de la fable dans l’univers pittoresque italien familier de l’artiste. Les jeunes femmes présentent ainsi les coiffes du costume traditionnel de l’Italie centrale.

Si le tableau semble s’inspirer des scènes de bambochade de la peinture nordique du XVII e siècle , mélangeant le pittoresque, l’humour et une technique très minutieuse et étudiée, Hortense Haudebourt-Lescot fait également le choix de coloris sophistiqués et séduisants pour les robes des trois jeunes filles, jaune, bleu et rose. Elle révèle en cela son souci de plaire au goût suave des collectionneurs parisiens de son temps, ce que lui reprocheront certains critiques. Pour le regard contemporain, cette recherche de préciosité et de grâce, alliée à un coloris subtil, fait précisément l’attrait et le charme du tableau. Cette émergence du goût pour la représentation des tenues traditionnelles des femmes italiennes est un phénomène nouveau en ce début de XIX e siècle. Si cet intérêt avait déjà été exprimé en Italie et dès les années 1790 par Jacques Sablet ou Pauline Gauffier, Hortense Haudebourt-Lescot en est la principale représentante dans l’art parisien, avant que tant d’artistes du XIX e siècle ne s’en emparent massivement (Cogniet, Michallon, Schnetz, Navez, Léopold Robert, etc.).

L’acquisition de cette toile permet ainsi de faire entrer dans les collections un très bel exemple de la peinture de genre du début du XIX e siècle, interprétée par une femme artiste dans un coloris subtil et recherché. Elle vient trouver naturellement sa place au musée Fabre, aux côtés d’autres œuvres de peintres contemporains spécialisés dans le genre, notamment Demarne, Swebach, Taunay. La collection du musée Fabre possède déjà une toile d’Hortense Haudebourg-Lescot, La Nécromancienne , mais dont l’état matériel s’est profondément altéré avec le temps. Malgré une restauration il y a dix ans, le tableau demeure très sombre et peu lisible, peut-être à cause d’un usage excessif de bitume ou d’autres composants chimiques néfastes. De cette période, le musée Fabre conserve un maigre fond d’artistes féminines : une copie sur porcelaine de la Vénus de Girodet (musée de Leipzig), par Marie Victoire Jaquotot , ainsi qu’un Intérieur de cuisine , par Jenny Legrand (lien vers l’œuvre). Ces peintures ont été toutes trois données par Antoine Valedau. Il faut y ajouter son portrait, par Adèle Romany, donné par Valedau aux hospices de Montpellier et déposé au musée Fabre. Ce collectionneur a également donné au musée un ensemble de trois dessins d’Hortense Haudebourt-Lescot, dont l’un d’entre eux illustre le même sujet que la toile acquise par le musée, dont le caractère très fini exclut d’y voir une œuvre préparatoire. Cette acquisition est donc une belle manière de poursuivre cette inflexion. Notons que le tableau Le Meunier son fils et l’âne est cité par Marceline Desbordes-Valmore dans son roman L’Atelier d’un peintre, mettant en scène une jeune artiste flamande installée à Paris qui admire l’ascension et les succès de son aîné Hortense Haudebourt-Lescot. Enfin, la toile s’intègre également au thème du voyage en Italie, aspect majeur de la collection du musée, des peintures de bambochades du XVII e siècle (Berchem, Dujardin, Moucheron, Asselijn) jusqu’au figures pittoresques de femmes romaines par les artistes de l’Académie de France à Rome au milieu du XIX e siècle ( Lehmann , Cabanel ). La diversité des options artistiques mises en œuvre par ces artistes confrontés à l’Italie constitue ainsi un fil particulièrement intéressant tout au long du parcours de visite.

Pierre Stépanoff



En savoir plus

Pour en savoir plus :

Peintres femmes, 1780 – 1830, Naissance d'un combat , catalogue de l’exposition Paris, musée du Luxembourg, Paris, Flammarion, 2021, Martine Lacas (dir.).

Ouvrage disponible à la bibliothèque Jean Claparède du musée Fabre.

Hortense Haudebourt-Lescot (Paris, 1784 – Paris, 1845)
Le Meunier, son fils et l’âne
1819
Huile sur toile
H. 46 ; l. 54 cm

Hist. : Paris, Salon de 1819, n° 765, acquis par la Société des amis des arts lors de l’exposition du tableau ; Châteauroux, collection Félix Gillet ; Paris, Hôtel Drouot, sa vente, 28 février 1919, n° 53, acquis par Senot, 930 fr. ; Paris, Galerie Talabardon & Gautier, 2005 ; Paris, Hôtel Drouot, vente Doutrebente, 22 juin 2007 ; collection particulière ; Paris, Hôtel Drouot, vente Ader-Nordmann, 4 mai 2021, n° 202, préempté par l’Etat au bénéfice du musée Fabre ; achat de Montpellier Méditerranée Métropole pour le musée Fabre.