Parcours de l'exposition

1 - 1966 - 1976: TRAMES

Tresser : produire de l’épaisseur

Après sa formation à l’École des Beaux-Arts de Montpellier, Rouan s’installe à Paris en 1961, où il suit les cours de l’École nationale supérieure des Beaux-Arts et découvre les gouaches découpées de Matisse. Là, il rencontre Claude Viallat, Daniel Buren, Michel Parmentier, Pierre Buraglio. Proche du mouvement Supports-Surfaces, il participe en 1966 à l'exposition Impact I au musée d’art moderne de Céret, mais ne sera jamais membre du groupe fondé en 1970.
Au début de sa carrière, il expérimente différents procédés artistiques tels que l’incision, le recouvrement, le collage puis le tressage. Autant de moyens pour lui de démultiplier l’épaisseur du plan du tableau, de recréer la profondeur matérielle de l’œuvre. Traçant sa propre voie, il se démarque de ses camarades en refusant la monochromie ou l’abstraction radicale. Ainsi, il cherche plutôt à morceler et superposer en découpant en bandes puis en tressant ensemble des papiers ou toiles déjà gouachés ou peints.
Dès ses premiers Tressages,  les bandes ainsi tissées font apparaître et disparaître tour à tour leurs motifs, entremêlant fond et surface sans que le spectateur puisse jamais se poser définitivement d’un côté ou de l’autre. L’artiste complexifie ce système de tressage par le choix des matériaux, des couleurs, des motifs et par l’ajout de signes -  croix, hachures, tirets -  venant troubler plus encore la perception des bandes. En 1971, Rouan obtient une bourse pour l’Académie de France à Rome - Villa Médicis alors dirigée par Balthus avec lequel il nouera une profonde amitié. L’année suivante, il rencontre le psychanalyste Jacques Lacan, autre figure déterminante dans la formation intellectuelle du jeune peintre. À Rome, il crée la série des Portes, qui répond à un autre programme : même principe de tressage, mais exploitation de la matité et de la profondeur du noir autour d’un thème commun, celui des douze portes de Rome, qui correspondent à autant d’entrées dans la ville.

2 - 1976 - 1986: COMBINATOIRES

Tresser : enfouir le motif

François Rouan a vécu en Italie de 1971 à 1977, principalement à Rome, mais aussi, pendant quelques mois de 1974, à Sienne. Il prélève dans le décor romain et les peintures des Primitifs siennois des motifs qu’il combine (tresse) dans sa peinture. Dès lors, au principe du tressage matériel (bandes superposées) s’ajoute un tressage de motifs romains - architecture baroque : volutes, enroulements colorés de marbres jaunes ou pourpres, carrelages des pavements ou mosaïques visibles dans la ville - mais aussi de motifs siennois - contours de danseuses en mouvement issus de la fresque d’Ambrogio Lorenzetti, les Effets du Bon et du Mauvais gouvernement (Sienne, Palazzo pubblico) ou encore collines et maisons.
La série des Cassoni - coffrets - se construit sur un format étiré en largeur. Il rappelle celui des couvercles des coffres de mariage florentins et siennois du XVe siècle qui étaient recouverts de peinture. Avec les Saisons, Rouan opte pour un format ovale, rappelant là aussi la ronde siennoise, dans lequel le motif se dédouble, se retourne en un effet miroir. Il y décline les teintes de saisons réinventées, dans une vingtaine de variations colorées.
Le décès de sa compagne en 1982 marque un coup d’arrêt aux luxuriantes Saisons et un retour au noir et blanc avec la série crépusculaire Selon ses faces. Le dessin y est très présent avec des hachures rappelant la technique de la gravure et des taches en une écriture discontinue.
La série ovale des Babas explore quant à elle une réflexion nouvelle autour d’une figuration à réinstaurer. Son titre fait référence au livre de Jean-Pierre Vernant La Mort dans les yeux, qui met en avant Baubô, personnage qui réussit à faire rire Déméter endeuillée en lui montrant un sexe maquillé en visage, un visage en forme de sexe. L’artiste s’empare de cette figure, sculptée par des hachures et de faux effets de tressage peints en trompe l’œil.

3 - 1986 - 1996: EMPREINTES

Tresser : réassembler un corps mutilé

Cette décennie interrompt définitivement l’harmonie du rythme ternaire des motifs - végétaux, minéraux et figures - qui équilibrait auparavant ses compositions. La question du corps passe au premier plan à travers des avatars monstrueux et mutilés. L’empreinte devient le moyen d’expression privilégié de Rouan. Les anthropométries qui saturent l’espace de la toile se font le reflet de l’histoire singulière de l’artiste observée en miroir de notre histoire collective et plus particulièrement de ses moments les plus sombres.
La série Son pied-La route met en scène des corps complexes faits de grands morceaux, de rapiéçages, de collages, à la solidité uniquement apparente. La série Triomphe de la Raison fête quant à elle le bicentenaire de la Révolution française de façon ironique et se fait l’écho tant de la terreur de 1793 que de celle du nazisme ou de la guerre d’Espagne en représentant une créature monstrueuse sans cerveau piétinant dans un paysage taché de rouge.  
Rouan, né pendant la guerre, se confronte à ce qui appartient à son histoire et échappe pourtant à sa mémoire. En mai 1944, tandis que son père dirige un maquis des Cévennes, sa mère, également engagée dans la Résistance, est arrêtée avec son fils, puis torturée par la milice. En 1985, la découverte du film Shoah est un véritable choc. Malgré l’emploi de certaines couleurs vives, c’est le noir qui domine alors ses toiles et l’obsession de la mort est omniprésente. Dans les Voyages d’hiver, des rails évoquent les gares de triage et des crânes ou empreintes de corps y sont superposés. Rouan met également en place une réflexion sur l’empreinte avec la série des Stücke, mot allemand qui signifie morceaux ou pièces et qui avait été utilisé par les nazis pour désigner et comptabiliser les détenus promis aux chambres à gaz. Prises d’après modèles, ou reconstituées par le pinceau de l'artiste, les empreintes sont combinées à des fonds préparés, déjà tatoués par d’autres motifs.
Les Bourrages de crâne, Constellations et Jardins taboués sont peuplés dessus-dessous d’empreintes légères. Des superpositions d’empreintes féminines, clairement sexuelles, viennent notamment se constituer en un tissu coloré. La couleur reprend ici ses droits et réapparaissent en sourdine des grilles de tirets et de croix, discret rappel du tressage.

4 - 1996 - 2006: PAYSAGES

Tresser : relire le passé dans le présent

Au tournant des années 2000, l’artiste renouvelle une fois de plus l’expérience de la peinture à travers un subtil équilibre entre figuration et abstraction, corps et motif, corps et décor. Rouan opère un retour au tressage littéral de bandes de toiles déjà peintes. Il répète l’opération un certain nombre de fois jusqu’à obtenir des surfaces très morcelées. Les œuvres n’excluent pas totalement la présence d’empreintes et de figures reconnaissables, comme dans les masques colorés de la série Os.suaire, bien que la tentation de l’abstraction que l’on décèle alors rappelle les expériences radicales du début des années 1970. N’est-ce pas alors la seule voie permettant de sortir de la violence de la décennie précédente ? Os.suaire serait le charnier en lequel reposent les crânes et les Stücke laissés à la porte du XXIe siècle.
Dans la série de tapis colorés rouges et blancs Queequeg, il est difficile de percevoir la figure, si fractionnée qu’elle devient indéchiffrable et fait corps avec le fond. Cette peinture issue de la rencontre improbable d’une trame géométrique avec une figure évoque un épisode saisissant de Moby Dick qui a inspiré l’artiste : celui où le narrateur se retrouve sous la même courtepointe faite de chiffons assemblés que le personnage étrange nommé Queequeg, un pêcheur au harpon polynésien au bras tatoué. Cette histoire trouve un écho direct dans la peinture de Rouan, qui aime à inventer des mosaïques de toiles tressées, recoupées, recollées, tatouées d’empreintes et brodées de croix jusqu’au point où le motif semble absorbé par la trame et inversement. Une peinture qui ne se dévoile pas au premier regard mais nécessite une grande attention du spectateur.
A la série Queequeg va succéder un travail sur le paysage vu par l’artiste comme le lieu par excellence du souvenir. Ses promenades fréquentes dans la haute vallée de l’Engadine du côté de Sils Maria, sont la source d’inspiration pour Engiadina blanche : y sont visibles des tracés, signes et éclaboussures noirs et gris comme des traces fragiles dans sa mémoire de ce paysage montagneux de la Suisse. La série des Mappes évoque la campagne siennoise chère à l’artiste depuis les années 1970. Le coloris de chacune des toiles différencie la lumière de ses paysages mentaux : solaire et dorée, rose chaud, un peu voilée ou encore balafrée de grands drippings pour mieux mettre à distance la mémoire des lieux réels.

5 - 2006 - 2016: RETOUR - AVANT

Tresser : mettre à distance

Dans cette décennie Rouan remet en jeu toute son expérience du tressage et retourne à des formules antérieures… Il les interroge, les épuise. Ainsi, Culebras I revient sur la question du monochrome, à la manière des dernières Portes, dans un jeu de rouges et de noirs où le regard oscille dans un va-et-vient entre ces deux vibrations colorées. Culebras II est dans la lignée des Mappes, mais l'artiste a dessiné par-dessus le tissage des carrés. Les Membrillos (mot espagnol qui désigne le coing) ou les Fleurs de coing évoquent, quant à eux, des floraisons abstraites.
Dans cette même veine, la série des Odalisques Flandres peinte à l’occasion de son exposition en 2011 au musée Matisse du Cateau-Cambrésis revisite le format ovale et le thème de la ronde travaillé trente ans avant, avec les Saisons. Cette série ainsi que la série suivante intitulée Trotteuses renvoient au travail d’après modèle commencé au milieu des années 1990. Bien que l’art de Rouan soit un art abstrait, il fait appel à l’empreinte du corps : parfois tatouant la surface du tableau, ou parfois réinventée par le pinceau, ici mêlée et tressée à d’autres matériaux ou à des éléments graphiques et picturaux (tirets, hachures, arabesques ottomanes, nœuds borroméens, papiers dominotés…). La vision que porte Rouan sur le corps de ses modèles est enrichie par sa pratique photographique débutée en 1987 puis celle de la vidéo depuis 2002. Ces expériences lui permettent de mettre à distance son travail de peintre ainsi que de mieux s’y replonger.
À la suite de son intervention en 2004 au musée du Louvre dans le cadre de l'exposition Primatice, avec des vidéos, peintures et photographies,  Rouan entreprend de condenser sur un grand format - Chambre de Primaticcio - les expériences tirées de ce travail. C’est la notion de décoratif qui l’intéresse avec cette œuvre qui est à la fois un retour et un pas en avant. Le motif de la vannerie d'osier, tel que sculpté notamment sur un sarcophage  florentin du XVe siècle, organise l’ensemble de la toile.
Est-ce un retour au point de départ, à l'origine du tressage ? Ou bien après un demi-siècle de travail, l’affirmation de la persistance de la peinture ?