Pierre-Henri de Valenciennes, Pyrrhus apercevant Philoctète dans son antre, à l’île de Lemnos

Pierre-Henri de Valenciennes choisit d'embrasser la carrière artistique par vocation personnelle. C’est à Toulouse, sa ville natale, qu’il commence son apprentissage, d’abord en autodidacte, puis en suivant les cours de Jean-Baptiste Despax (1709-1779) à l'Académie royale de la cité occitane. Arrivé à Paris vers l’âge de 20 ans, il bénéficie de la protection du duc de Choiseul et entre dans l’atelier de Gabriel-François Doyen (1726-1806) avant d’accomplir, à partir de 1777, un long séjour d’environ huit ans à Rome, entrecoupé d'un bref retour en France lui permettant de faire une rencontre décisive, celle de Claude Joseph Vernet (1714-1789), son maitre reconnu. Ayant terminé sa formation, Valenciennes, installé définitivement à Paris, commence sa carrière officielle sous les meilleurs auspices, entrant à l'Académie en 1787 et gagnant rapidement la faveur du public et des mécènes. Les événements révolutionnaires le poussent à s'impliquer toujours davantage dans une activité d'enseignement ; devenu professeur à l'École polytechnique, il publie en l’an VIII (1800) son grand traité sur la perspective et la peinture de paysage , dont le titre condense l’ampleur des questions abordées : Éléments de perspective pratique, à l'usage des artistes, suivis de Réflexions et de conseils a un élève sur la peinture, et particulièrement sur le genre du paysage . Malgré son échec à l'Institut, l'artiste a droit à quelques honneurs sous l'Empire et ses toiles continuent d'obtenir un certain succès au Salon. Sans être un artiste « engagé » comme Jacques-Louis David (1748-1825), son ami des années romaines, Valenciennes poursuit une carrière en lien avec son époque, en dépit du changement radical qui bouleverse la société française de la fin de l'Ancien Régime et qui se reflète dans 1'évolution de sa peinture et dans sa pensée théorique. 

On doit notamment à ce pédagogue reconnu d'avoir formé quantité d'élèves qui, dans la première moitié du XIX ème siècle, poursuivront ses efforts pour la promotion du genre dont il a fixé dans son traité les ambitions et les fondements techniques autant que poétiques. Les plus importants sont certainement Alexandre Millin du Perreux (1764-1843), Jean-Victor Bertin (1767-1842), Antoine-Laurent Castellan (1772-1832), Pierre-Athanase Chauvin (1774-1832) et Achille-Etna Michallon (1796-1822).

Recueillant une tradition séculaire dont les jalons essentiels avaient été, en France, le Cours de peinture par principes publié par Roger de Piles en 1708, Valenciennes tente d'exposer dans un ensemble unitaire les connaissances et les préceptes qui doivent permettre à un élève de devenir un paysagiste accompli. Tout en s'inscrivant dans la tradition académique, son effort théorique vise à ouvrir la pratique picturale à de nouvelles interprétations et à de nouvelles stimulations ; sans remettre fondamentalement en cause la validité de la hiérarchie des genres, il cherche à promouvoir le paysage jusqu'ici relégué au bas de l’échelle - bien en dessous de la peinture d'histoire, au primat indiscuté, et du portrait - afin de lui faire acquérir ses lettres de noblesse. Ce faisant, le traité conclut un processus, timidement amorcé à l’époque de Nicolas Poussin puis encouragé tout au long du XVIII ème siècle par l'apparition d’une nouvelle figure de paysagiste, célébrée par le public comme par la critique, et idéalement incarnée par Joseph Vernet.

Le sujet choisi par Pierre-Henri de Valenciennes pour ce tableau, Philoctète sur l’île de Lemnos, est emprunté à la tragédie de Sophocle et se rattache à l’Iliade. Alors qu’il est en route pour la guerre de Troie, Philoctète, gravement blessé au pied, est abandonné par ses compagnons sur l’île de Lemnos. Il doit sa survie sur cette île sauvage et inhospitalière à l’arc et aux flèches reçus d’Hercule en héritage et qui ne manquent jamais leur cible. Les Grecs ayant appris par une prophétie qu’ils ne vaincraient jamais les Troyens sans ces fameuses flèches magiques, Ulysse et Pyrrhus (également connu sous le nom de Néoptolème) sont envoyés à Lemnos afin de convaincre Philoctète de les leur céder. Les deux émissaires parviennent à s’en emparer grâce à la ruse d’Ulysse et à l’amitié que Philoctète portait à Achille, le père de Pyrrhus.

Ce sujet mythologique est abordé en 1755 par Winckelmann. Dans ses Considerazioni sull’imitazione dell opere greche nella scultura , il compare la souffrance héroïque et contenue de Philoctète à celle de Laocoon. Considérant ces deux sujets comme les sommets de l’expression pathétique, il devait profondément encourager les artistes à s’emparer du thème de Philoctète. Un an plus tard, Vivien de Chateaubrun en tire une nouvelle tragédie. En 1770, James Barry représente l’infortuné Philoctète assis dans sa grotte avec son pied blessé et ses différents attributs, son arc, son carquois rempli des flèches tant convoitées et un oiseau mort au sol. Taillasson, Gauffier, Drouais, Guillon-Lethière, Fabre ou encore Michallon traiteront également ce thème. La vision qu’en offre Valenciennes est tout à la fois classique et novatrice. Il reprend en effet l’idée initiée par Barry du héros déchu dans sa grotte entouré de ses attributs, idée que l’on retrouve également chez Drouais en 1788. Valenciennes, qui a pu connaître le tableau de ce dernier, décédé la même année, en reprend notamment l’idée de Philoctète couvrant sa blessure d’une aile d’oiseau. Le paysagiste parvient toutefois à renouveler le thème en représentant l’arrivée d’Ulysse et de Pyrrhus sur l’île, et plus précisément le moment où ce dernier, envoyé en émissaire, aperçoit le malheureux blessé dans l’antre qu’il occupe depuis dix ans. Naturellement, la place laissée au paysage est particulièrement importante. La Correspondance littéraire, philosophique et critique , sous la plume de Jacques-Henri Meister, signalait à juste titre à propos de notre tableau que « le désordre que l’on suppose devoir régner dans un lieu inhabité est supérieurement rendu, tout y porte un grand caractère ». La nature exubérante vient donc appuyer l’histoire et ce qui, à première vue, pourrait apparaître comme un simple prétexte à représenter un paysage est finalement bien plus complexe qu’il n’y paraît. Il n’en demeure pas moins un décor très minutieusement peint, d’une grande finesse, où la mer calme et ensoleillée contraste avec le foisonnement de la végétation et l’immensité de la montagne sur laquelle viennent buter les nuages.

Notre toile est présentée par Valenciennes au Salon de 1789. Ce dernier, ouvert le 25 août, s’inscrit dans une période de trouble et coïncide avec la tenue de quelques-uns des évènements les plus marquants de la Révolution naissante : la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (26 août), l’élaboration de la constitution (septembre) et les journées des 5 et 6 octobre qui installent l’Assemblée et le roi à Paris. Particulièrement fourni, ce Salon est marqué par la présence d’œuvres majeures : le Brutus de David, le Déluge de Jean-Baptiste Regnault ou encore Le Naufrage de Virginie sur l’Ile de France par Joseph Vernet.

L’historique du tableau est des plus remarquables. Figurant en 1816 à la vente conjointe du général Verdier et de Philibert Rivière de L’Isle, haut fonctionnaire de l’Empire célèbre aujourd’hui pour son portrait réalisé par Ingres, le tableau est acquis peu de temps avant sa mort par le comte Pierre-Charles de l’Espine (1750-1821), mécène de Valenciennes et protecteur du jeune Michallon. L’achat de ce tableau serait, selon Geneviève Lacambre, la preuve que le comte de l’Espine, grand collectionneur de paysages modernes, ne connaissait pas encore Valenciennes au moment du Salon de 1789 et nous révèle donc l’importance qu’il accordait encore à notre toile plus de vingt ans après sa réalisation. L’œuvre passe ensuite entre les mains de son fils, le vicomte de l’Espine, dont l’étiquette de collection apparaît au dos du tableau. On la retrouve enfin en 1933 dans la vente des frères Cazelles, neveux du sculpteur Pierre Roche (1855-1922).

L’œuvre s’intègre parfaitement dans les collections du musée Fabre, et cela à bien des égards. La section du paysage néoclassique est en effet un moment fondamental du parcours de visite et bien des artistes s’y distinguent : le fondateur du musée de Montpellier au premier chef, lecteur assidu des écrits de Valenciennes. Pourtant, aucune œuvre de cet artiste fondamental n’était jusqu’alors conservée dans les collections. Sa présence dans le parcours est d’autant plus pertinente que nombre de ses élèves y sont actuellement présentés, tels que Castellan, Chauvin ou Michallon. Le sujet du tableau, illustrant le mythe de Philoctète, renforce encore la pertinence de cette acquisition. Sujet néoclassique par excellence, le musée possède trois toiles illustrant ce récit : Ulysse et Néoptolème enlèvent à Philoctète l'arc et les flèches d'Hercule , peint par Fabre et déposé à Montpellier par le musée du Louvre, mais aussi l’esquisse de ce même tableau, acquise en 2005. Dès 1825, Fabre offrait également à la ville de Montpellier un Philoctète dans l’île de Lemnos , par Michallon, élève de Valenciennes, qui peignit cette toile dans un esprit évident d’émulation avec son maître.



En savoir plus

Pierre-Henri de Valenciennes 1750-1819, La Nature l'avait créé peintre , catalogue d’exposition Toulouse, musée Paul-Dupuy, 19 mars – 30 juin 2003, Paris, 2003, p. 90 et note 158 (p. 128), J. Penent, G. Lacambre, L. Gallo, C. Stefani

Catalogue de l'exposition De la Nature , catalogue de l’exposition Montpellier, musée Fabre, 18 juillet 1996 - 10 novembre 1996, Paris, Editions de la RMN, 1996, Michel Hilaire, Olivier Zeder

Pierre-Henri de Valenciennes (Toulouse, 1750 – Paris, 1819)
Pyrrhus apercevant Philoctète dans son antre, à l’île de Lemnos
1789
Huile sur toile
H. 68,4 ; l. 98,9 cm

Signé et daté en bas à droite : P. Devalenciennes. 1789.

2019.32.1

Hist. : sans doute collection Philibert Rivière de L’Isle (1766-1816) ; Paris, vente du général Verdier et de Philibert Rivière de L’Isle, 13 mars 1816, n° 82, vendu 251 francs à Naudou ; Paris, Vente F. Boudin (Naudou et autres), 4-5 mars 1818, n° 104, vendu 268 francs à Alphonse Charles Billaudel ; collection comte Pierre-Charles de l’Espine (1750-1821) ; collection vicomte, puis comte Alexandre-Emile de l’Espine (1799-1865), son étiquette au verso du tableau ; collection Pierre Cazelles (1881-1958) et Robert Cazelles (1883-1942) ; Paris, leur vente, Ader, Galerie Charpentier, 22 mai 1933, n° 60 (invendu) ; Paris, vente Ader, Hôtel Drouot, 25 juin 1943, n° 179 ; Paris, vente Christie’s, 12 novembre 2015, n° 27, acquis de cette vente par la galerie Talabardon et Gautier, Paris ; acquis de cette galerie par Montpellier Méditerranée Métropole pour le musée Fabre, avec le soutien du Fonds du patrimoine et du Fonds régional d’acquisition des musées Occitanie.