Alexis Simon Belle, Portrait d’Antoine Crozat (1655-1738)

Le 22 janvier 2021, le musée Fabre a acquis en vente publique le Portrait d’Antoine Crozat par Alexis Simon Belle. Il s’agit d’un bel enrichissement pour le musée qui conserve depuis 1839 une réplique autographe du portrait de son épouse Marguerite le Gendre d’Armeny , par Joseph Aved. Le Portrait d’Antoine Crozat est dans le même temps l’occasion d’illustrer une figure de premier plan de l’histoire du XVIII e siècle, célèbre pour son immense fortune dans le monde des affaires et de la finance mais aussi pour son implication de tout premier plan dans le commerce d’esclaves entre l’Afrique et l’Amérique ainsi que ses nombreuses malversations qui lui valurent une réputation polémique dès son vivant.

Né à Toulouse en 1655, Antoine Crozat fut incontestablement l’homme le plus riche de son temps. La vie de ce personnage a fait l’objet d’une biographie en 2017, par Pierre Ménard. Après un début de carrière en Languedoc où il devient capitoul de Toulouse en 1674 puis 1684 et acquiert différentes charges fort lucratives, il achète en 1697 la ferme du tabac, point de départ de ses activités dans les colonies et le commerce transatlantique. Crozat est en effet actif dans tous les domaines du commerce triangulaire : la production de tabac qu’il remplace par le sucre à Saint-Domingue, le commerce avec la Compagnie royale de la mer du Sud qu’il utilise pour échanger de manière illégale avec les colonies espagnoles, la traite négrière entre l’Afrique et l’Amérique, avant de devenir directeur et le premier actionnaire de l’immense colonie de la Louisiane française en 1712 !

Cet immense succès dans les affaires fait de Crozat un personnage incontournable pour le pouvoir royal. Louis XIV utilise ses ressources financières à de multiples reprises, tandis que le Régent cherche au contraire à punir ses malversations, en le condamnant à une amende de six millions de livres en 1716. Il est dès lors forcé de renoncer à la Louisiane. Crozat, considéré comme un parvenu, est très préoccupé de légitimer ses succès financiers en adoptant un mode de vie aristocratique. Il s’achète des baronnies et des titres, notamment celui de marquis du Châtel, le nom sous lequel il est généralement désigné. Résidant d’abord place des Victoires, il édifie deux hôtels particuliers place Vendôme, l’hôtel Crozat puis l’hôtel d’Évreux. Sa richesse permet aussi d’édifier le Palais de l’Élysée, pour sa fille et son gendre. En province, il possède le château de Thugny où ce portrait demeurera conservé jusqu’au XX e siècle.

Dans ce tableau, Crozat apparait en costume de chevalier de l’ordre du Saint-Esprit, dont il exerce les fonctions de trésorier, de 1715 à 1724, en échange de sommes énormes versées aux finances royales. C’est très vraisemblablement à cette occasion que ce portrait est peint par Alexis-Simon Belle. Image officielle d’un homme au sommet de son ascension sociale, le tableau soigne particulièrement les détails du costume chamarré, marqué par les flammes du Saint Esprit, la croix brodée d’argent, les dentelles brillantes de la manche et de la cravate, le panache du chapeau. Le visage du personnage, bien en chair et rougeaud, n’est pas dénué d’un réalisme vrai.

Élève de François de Troy, Alexis-Simon Belle appartient à la génération des peintres qui suivent les trois grands maîtres du portrait, à savoir son maitre, Nicolas de Largillierre et Hyacinthe Rigaud. Bien que victorieux au Grand Prix de l’Académie royale en 1700, le peintre choisit de renoncer à son séjour à Rome et à la peinture d’histoire, signe de la très grande gloire et de l’intérêt financier de la peinture de portrait en ce temps. Il est reçu à l’Académie en 1703. Avec l’aide de son ancien maître, il devient peintre de la cour du roi d’Angleterre déchu Jacques III Stuart, en exil à Saint-Germain en Laye, puis se voit confier des commandes de la cour à Versailles ou de Stanislas Leszczynski. D’un point de vue stylistique, Belle conserve les grands principes posés par ses trois glorieux ainés, bien qu’il manifeste une certaine mesure dans ses effets, aussi bien dans les draperies, moins aériennes que celles de Rigaud, ou son coloris, moins sophistiqué que celui de Largillierre. Cette mesure, ce caractère sobre et distant, est sans doute hérité de sa formation auprès de François de Troy.

C’est le lien unissant Antoine Crozat et son épouse, dont le musée Fabre conserve le portrait par Joseph Aved, qui justifie ce projet d’acquisition. Longtemps considérée comme la première version, la toile du musée Fabre est en fait une réplique autographe, comme l’a établi Michelle Lespes, spécialiste de l’artiste. Elle fut commandée par madame Crozat à Aved, qui était en même temps le garde de ses tableaux et de ses collections, pour être offerte à Louis Joseph de Montcalm, lieutenant général des armées du roi pour la Nouvelle-France. Les responsabilités de Montcalm dans le Nouveau Monde explique sa proximité avec la famille Crozat, et la commande de cette réplique. Elle demeure ensuite dans les collections de la famille Montcalm, installée à Montpellier, avant d’être achetée par la Ville pour le musée Fabre en 1839. Les recherches de Michelle Lespes ont établi que la version originale du Portrait de Madame Crozat , exposée au Salon de 1741, est celle qui demeura longtemps conservée avec notre Portrait d’Antoine Crozat au château de Thugny. Le château de Versailles conserve quant à lui une réplique du Portrait d’Antoine Crozat , de l’atelier de Belle.

S’il a été peint vingt ans plus tard, le portrait d’Aved, qui fut élève de Belle, semble avoir été conçu pour servir de pendant à l’effigie d’Antoine Crozat, bien que le Portrait de madame Crozat mette en scène la figure féminine occupée à une tâche domestique, dans un contexte intime, alors que le financier apparait dans sa tenue très officielle de chevalier de l’ordre du Saint Esprit. Pourtant, les deux toiles présentent les mêmes dimensions, illustrent leurs figures dans un cadrage similaire et dans une gamme chromatique harmonieuse. Ces deux tableaux réunis offrent un exemple très spectaculaire de la transformation des valeurs sociales dans la première moitié du XVIII e siècle : d’un côté, le portrait d’un riche bourgeois jouant au gentilhomme, d’autre part, vingt ans plus tard, celui de son épouse, assumant la représentation d’elle-même occupée à son travail domestique, assise devant son métier à tisser. Les deux œuvres illustrent ainsi de manière exceptionnelle la diffusion des valeurs bourgeoises au sein de la société durant les dernières décennies de l’Ancien Régime. Cette acquisition constitue enfin une opportunité pour le musée Fabre de poursuivre l’exploration proposée à ses visiteurs des enjeux du portrait à la fin du XVII e siècle et tout au long du XVIII e siècle, sujet largement traité lors de la récente exposition organisée par le musée « Jean Ranc : un Montpelliérain à la cour des rois ».

Pierre Stépanoff



En savoir plus

Pierre Ménard, Le Français qui possédait l'Amérique, La vie extraordinaire d'Antoine Crozat, milliardaire sous Louis XIV , Paris, le cherche Midi, 2017.

Fabienne Camus, « Alexis-Simon Belle, portraitiste de cour (1674-1734) », Bulletin de la Société de l’histoire de l’art français , 1990 [1991], p. 28-70.

Alexis Simon Belle (Paris, 1674 – Paris, 1734)
Portrait d’Antoine Crozat (1655-1738)
Vers 1715
Huile sur toile
H. 138 ; l. 115 cm

Historique : collection Antoine Crozat ; son fils, Joseph Antoine Crozat (1696-1751), marquis de Thugny ; par descendance, château de Thugny jusqu'en 1918 ; collection du comte Aymard de Chabrillan ; collection de la comtesse de Caumont-La Force ; Paris, vente 17 décembre 1983, n° 7 ; Paris, Galerie Cailleux ; Paris, Crédit Foncier de France ; Paris, Hôtel Drouot, vente Beaussant-Lefèvre, 22 janvier 2021, n° 32 ; préempté par l’État au bénéfice du musée Fabre ; acheté par Montpellier Méditerranée Métropole pour le musée Fabre, 2021.