Alexandre Cabanel, Portrait de la comtesse Victoire de Clermont-Tonnerre née de la Tour du Pin Chambly de la Charce (1836-1915)

Si la carrière d’Alexandre Cabanel est rythmée par une succession de tableaux d’histoire fameux, c’est surtout son activité de portraitiste sous le II nd Empire puis la III e République qui ont assuré son succès, sa célébrité et sa fortune. La collection du musée de sa ville natale offre un fonds référence sur la carrière de ce peintre, mais ce sont surtout les sujets mythologiques, littéraires et religieux qui s’y distinguent. Cet important Portrait de la comtesse de Clermont-Tonnerre incarne ainsi une très belle opportunité pour le musée Fabre : il fut exposé au Salon de 1863 puis à l’exposition universelle de 1867, alors que la réputation de l’artiste s’impose pleinement.

Née en 1836, Victoire de La Tour du Pin Chambly de la Charce épouse Aynard de Clermont-Tonnerre (1827-1884) en août 1856. Ce dernier est le fils de Aimé Marie Gaspard, duc de Clermont Tonnerre, pair de France et ministre de la Guerre sous la Restauration. Victoire devient dame de compagnie de Marie-Clotilde de Savoie, fille de Victor Emmanuel II, premier roi de l’Italie unifiée, épouse du prince Jérôme Napoléon, cousin de Napoléon III et fils de Jérôme, frère de Napoléon I er . L’intérêt du prince Jérôme Napoléon, surnommé Plon-Plon, pour les arts explique peut-être la commande par la dame de compagnie de son épouse d’un portrait à l’un des plus éminents représentants de ce genre sous le II nd Empire. Aynard de Clermont-Tonnerre, époux de Victoire, fait quant à lui carrière dans l’armée, occupe le poste d’officier d’ordonnance de l’empereur puis deviendra général et chef d’état-major au 5 e corps d’armée sous la III e République. Les chroniques mondaines publiées dans la presse font régulièrement référence à ce couple qui évolue au sein de la cour et l’accompagne dans ses séjours à Vichy, Plombières ou Biarritz.

Lorsque Cabanel exécute ce tableau, il a déjà eu l’occasion de s’exercer à l’art du portrait durant son séjour montpelliérain à l’été 1851, puis de se distinguer à plusieurs reprises aux Salons. Il se rapproche des cercles de la très haute bourgeoisie et du pouvoir, en peignant les membres de la famille Pereire, grande dynastie de banquiers et d’entrepreneurs, en 1859 (voir notamment le Portrait de Madame Isaac Pereire , acquis par le musée du château de Compiègne en 2015) puis Eugène Rouher, ministre des travaux public, en 1861 (Paris, Salon de 1861, localisation actuelle inconnue). Dans chacun de ces tableaux, Cabanel s’inspire très clairement d’Ingres, dont l’activité de portraitiste s’étale durant toute la première moitié du XIX e siècle. Il reprend au maître la sobriété générale de la composition, l’étude minutieuse de la toilette, des parures, des mains, et une exécution très attentive du visage, qui valorise la physionomie et la présence du modèle.

Attaché à cette tradition, Cabanel en radicalise les partis pris dans le Portrait de la Comtesse de Clermont-Tonnerre . La toilette de velours noir est d’une extrême sobriété. Renforcée par la chevelure sombre et les sourcils bien dessinés de la comtesse, elle contribue à faire ressortir sa physionomie, que Cabanel traite de manière synthétique, en lui offrant cette langueur qui caractérise ses figures, la tête légèrement penchée et les yeux en amande. Avec cette « touche de captivante tristesse », selon le mot de Clara Stranaham (1888), Cabanel offre une extraordinaire tension et pénétration psychologique au regard. La boucle d’oreille, le ruban bleu, le bijou attaché à la robe, la blancheur de la chemise, tous ces éléments discrets apportent un subtil éclat à cette image sobre. Comme chez Ingres, notamment le Portrait de la Baronne de Rothschild (Paris, collection particulière) ou celui de la princesse de Broglie (New York, the Metropolitan Museum of Art), la silhouette se détache sur un fond évoquant le lambris d’un appartement élégant, peint dans un glacis extrêmement fin, comme pour simplement « caler » la silhouette dans l’espace. Une draperie damassée, à droite, d’un orange chaud qui dialogue avec la couche de préparation visible, permet de faire apparaitre avec habileté les armes du modèle qui mêlent celles des Clermont-Tonnerre et des La Tour du Pin. Faut-il voir dans cette sobriété le choix délibéré de distinguer cette femme issue d’une des plus anciennes familles de France des effigies plus opulentes de la nouvelle haute bourgeoisie qui triomphe sous le II nd Empire ? Ou encore de dialoguer avec des portraits peints par d’autres artistes choisissant cette même approche d’une radicale sobriété, notamment le Portrait de Madame de Loynes par Amaury-Duval en 1862 (Paris, musée d’Orsay) ?

Malgré de longs développements consacrés à la rivalité entre les trois grandes peintures mythologiques présentées au Salon de 1863, La Naissance de Vénus de Cabanel, celle d’Amaury-Duval et La Perle de Paul Baudry, le Portrait de la comtesse de Clermont-Tonnerre est très largement commenté par la critique. Certains journalistes regrettent l’exécution maigre, la froideur du modèle, son manque de vie. Mais la plupart louent cette extrême sobriété, cette sévérité, comme une condition nécessaire au sentiment de dignité, de sérénité, de distinction et d’esprit que dégage l’image de la comtesse. Théophile Gautier résume ces remarques : « Le portrait de Mme la comtesse de Clermont-Tonnerre est une chose excellente. On ne saurait être plus simple, plus naturel et plus distingué en même temps. » Bien des années plus tard, George Lafenestre (1898) se souviendra de l’effet suscité par ce choix délibéré de Cabanel de mettre l’accent sur la singularité du modèle en rejetant les artifices du genre, et y voit une approche très novatrice : « À la même exposition, le Portrait de Mme la comtesse de Clermont-Tonnerre montra réunies, dans la maturité, toutes les qualités de l’artiste, en tant qu’interprète de la beauté aristocratique. Lorsqu’on relit les journaux du temps, on constate que cette simplicité d’attitude, cette gravité d’expression, ce bon goût qui caractérisent ces premiers et excellents portraits de Cabanel, semblèrent une innovation presque audacieuse. » Ce choix stylistique sera à nouveau déployé par l’artiste en 1865 dans le portrait le plus important de toute sa carrière, celui de Napoléon III (Compiègne, musée du château), où l’exécution très mince du décor, dans une gamme chaude et sombre, permettra à nouveau d’offrir un effet de présence particulièrement frappant à la silhouette de l’homme d’État. Ce moment de sobriété et d’équilibre ira par la suite en s’effaçant au sein de la carrière du peintre, qui cherchera des coloris plus sophistiqués dans la toilette de ses modèles féminins, tout en offrant une approche plus précise, presque photographique, à leurs physionomies.

Constitué majoritairement par des dons de la famille de l’artiste, le fonds d’œuvres d’Alexandre Cabanel au musée Fabre est riche mais demeurait incomplet dans le genre du portrait. Le musée conserve en effet d’une part trois portraits précoces liées au contexte montpelliérain : le Portrait d’Alfred Bruyas (1846), ainsi que le Portrait de Mademoiselle Louise Marès acquis en 2018 pour rejoindre celui de sa mère , conservé au musée depuis 1884. Ces deux toiles ont été peintes par Cabanel à Montpellier lors de l’été 1851, au lendemain de son séjour à la Villa Médicis et à la veille de ses débuts parisiens. D’autre part, le musée conserve également des portraits directement liés à l’intimité du peintre et à son entourage familial : Autoportrait peint à l’âge de 13 ans , à l’âge de 17 ans , portrait de sa belle-sœur , de son neveu , de ses deux nièces , ainsi que le petit Portrait d’un jeune artiste , peint durant sa formation à l’École des beaux-arts à Paris autour de 1840… autant de toiles précieuses pour connaître l’entourage de l’artiste mais qui ne rendent pas compte de sa carrière plus officielle, au contact de personnages de la haute société parisienne, régulièrement présentés au Salon durant quatre décennies. Cet aspect n’était jusqu’à présent perceptible que dans le fonds d’art graphique, où l’on peut recenser une vingtaine de dessins préparatoires à des portraits, plutôt des années 1870-1880. C’est donc un pan très important de la carrière du peintre que le musée peut présenter avec ce Portrait de la Comtesse de Clermont-Tonnerre , œuvre insigne, très commentée et appréciée par la critique, à laquelle Cabanel lui-même devait donner une importante particulière puisque, aux côtés de son Portrait de Napoléon III et de celui du ministre Eugène Rouher, il s’agit du seul portrait qu’il choisit de montrer à l’exposition universelle de 1867. L’historienne de l’art américaine Clara Stranaham, ira même jusqu’à affirmer, en 1888, qu’il s’agit du plus beau portrait de toute sa carrière : « Cabanel’s masterpiece in portraiture is perhaps that of the Comtesse de Tonnerre, which excels by its soft, sweet, womanly grace, perfect dignity, and infinite refinement. » (« Le chef-d’œuvre de Cabanel en matière de portrait est peut-être celui de la Comtesse de Tonnerre, qui excelle par sa grâce douce, pure et très féminine, sa parfaite dignité et son raffinement infini. »)

Pierre Stépanoff



En savoir plus

Louis Browne, « Les Beaux-Arts au palais de l’industrie », Revue du progrès : moral, littéraire, scientifique , Paris, 1863, p. 377.

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Marius Chaumelin, « Salon de 1863 », La Tribune artistique et littéraire du Midi , Marseille, 1863, p. 117.

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Charles-Aimé Dauban, Le Salon de 1863 , Paris, Renouard librairie, 1863, p. 22.

A. J. Du Pays, « Salon de 1863 », L’Illustration , 30 mai 1863, n.p.

Théophile Gautier, « Salon de 1863 », Le Moniteur universel , n° 164, 13 juin 1863, n.p.

J. Graham, « Un Étranger au Salon », Le Figaro , 31 mai 1863, p. 3.

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Georges Lafenestre, « La peinture au Salon de 1863 », Revue contemporaine , 2e série, t. XXXIII, 1863 p. 607.

Emilie Lambry, « A travers l’exposition », L’Illustration du Midi , n° 19, 18 juillet 1863, p. 151.

Armand Lebailly, « Le Salon de 1863 », Le Bibliophile français , 2e année, n° 11, 15 juin 1863, p. 168.

Louis Leroy, « Salon de 1863, XIV, Les cinq Vénus et le critique », Le Charivari , 1er juin 1863, 32e, n.p.

Paul Mantz, « Salon de 1863 », Gazette des Beaux-Arts , t. XIV, 1 er juin 1863, p. 484.

Théodore Pelloquet, L’Exposition, journal du Salon de 1863 , 17 mai 1863, n° 3, p. 2.

Gaston de Saint-Valry, Le Pays, journal des volontés de la France , 19 mai 1863, n° 139, n.p.

C. de Sault (Mme de Charnacé), « Salon de 1863 », Le Temps , 8 juillet 1863, n.p.

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William Bürger (Théophile Thoré), Salon de W. Bürger, 1861 à 1868 , Paris, Veuve Renouard, 1870, p. 376.

Clara Harrison Stranaham, A History of French Painting from Its Earliest to Its Latest Practice , New York, Charles Scribner’s Sons, 1888, p. 399.

Georges Lafenestre, « Alexandre Cabanel », Gazette des Beaux-Arts , Paris, 1889, p. 276.

Jean-Jacques Henner, Notice sur monsieur Cabanel, lue dans la séance publique annuelle de l’Académie des Beaux-Arts, 13 décembre 1890 , Paris, Firmin-Didot, 1890, p. 5.

Georges Lafenestre, La Tradition dans la peinture française, la peinture française au XIXe siècle : P. Baudry, A. Cabanel, E. Delaunay, E. Hébert , Paris, Société française d’éditions d’art, 1898, p. 215.

Albert Soubies, Les Membres de l’Académie des beaux-arts, depuis la fondation de l’Institut. Le Second Empire , 1852-1870, Paris, Flammarion, 1909, p. 31.

Jena Nougaret, Alexandre Cabanel, sa vie, son œuvre , essai de catalogue mémoire pour l’obtention du diplôme d’études supérieures d’histoire de l’art, Montpellier faculté des lettres et sciences humaines, 1962, n° 131 p. 103.

Jiyeon Han, Alexandre Cabanel face aux critiques parisiens de son temps (1845-1883) , mémoire de maîtrise d’histoire de l’art, université Paris IV Sorbonne, 2001, p. 146-180.

Leanne Zalewski, “Alexandre Cabanel’s Portraits of the American “Aristocracy” of the Early Gilded Age”, Nineteenth-Century Art Worldwide, 4, n° 1, printemps 2005.

Jean Nougaret, « Catalogue sommaire de l’œuvre peint d’Alexandre Cabanel », Alexandre Cabanel, la tradition du beau , cat. exp. Montpellier, 10 juillet – 5 décembre 2010, Paris, Somogy, (Michel Hilaire, Sylvain Amic, dir.), n° 176 p. 460 (non localisé).

Roberta Rossi-Genillier, « Alexandre Cabanel : un approfondissement de son œuvre au travers de ses portraits américains », Alexandre Cabanel, la tradition du beau , cat. exp. Montpellier, 10 juillet – 5 décembre 2010, Paris, Somogy, (Michel Hilaire, Sylvain Amic, dir.) p. 334, note 22 p. 340 (non localisé).

Alexandre Cabanel (Montpellier, 1823 - Paris, 1889)
Portrait de la comtesse Victoire de Clermont-Tonnerre née de la Tour du Pin Chambly de la Charce (1836-1915)
1863
Huile sur toile
H. 138 ; l. 82,5 cm

signé en bas à gauche :  - ALEX – CABANEL –

Hist. : collection du modèle puis de sa descendance ; Paris, vente Tajan, 15 juin 2016, n° 118, vendu ; New York, vente Christie’s, 15 mai 2017, n° 59, non vendu ; Paris, vente Artcurial, 11 février 2021, n° 379, préempté par l’État au bénéfice du musée Fabre ; achat de Montpellier Méditerranée Métropole pour le musée Fabre, 2021.