Adolphe Leleux, La Sortie (Paris, 1848)

Adolphe Leleux est un des représentants les plus précoces du mouvement réaliste et de la peinture sociale au XIX e siècle. Il expose au Salon parisien dès 1835 et sans discontinuer jusqu’en 1891, aux côtés de son frère Armand (1818-1885) également peintre. Il remporte une médaille de troisième classe au Salon de 1842, deux de seconde en 1843 et 1848 avant d’être décoré de la croix de la Légion d’honneur en 1855. Leleux représente régulièrement des scènes de la vie rurale, en Picardie, dans les Pyrénées, en Espagne, en Bourgogne, mais c’est surtout la basse Bretagne qui constitue son territoire de prédilection. Dans ses compositions, il illustre la vie paysanne avec un pinceau vif et une pâte épaisse, proche du style des artistes de l’école de Barbizon. Le costume folklorique, les coutumes bretonnes, jeux et danses notamment, retiennent particulièrement son attention. Ses peintures, régulièrement commentées par la presse, valent à l’artiste d’être identifié dès le début des années 1840 comme le chef de file de l’ « école réaliste » dont la critique commence à dessiner les contours. Qu’on lui reproche son dessin peu travaillé ou qu’on loue au contraire sa vigueur de pinceau, qu’on apprécie sa curiosité pour les scènes populaires ou que l’on blâme leur vulgarité, qu’on fasse l’éloge de ses tons vrais ou que l’on fustige au contraire leur caractère trop sombre, la critique, positive ou négative, distingue bien la singularité de ce peintre au sein du panorama artistique sous la Monarchie de Juillet.

La Révolution de 1848 est l’occasion pour Leleux de renouveler son inspiration. En effet, il propose, lors des Salons de 1849 puis de 1850-1851, un ensemble de trois toiles à la portée plus politique, évoquant l’atmosphère des émeutes qui conduisirent à la proclamation de la deuxième République. Le premier tableau, Le Mot d’ordre (Paris) , exposé au Salon de 1849 (n° 1310), est actuellement conservé au musée national du château de Versailles. Ces trois figures d’émeutiers, habillés en guenilles et armés de fusil, sont abondamment commentées par la presse, notamment Théophile Gautier, qui leur reproche leur excès de vulgarité. L’aspect farouche des personnages incite la critique à y voir des émeutiers des journées de juin plutôt que de celles de février. Au Salon de 1850-1851, Leleux présente deux nouveaux tableaux liés à cet épisode de l’histoire politique française, Patrouille de nuit (février 1848, Paris) ainsi que notre tableau, La Sortie (Paris, 1848) . Les dimensions de ce dernier, similaires à celles du Mot d’ordre , suggèrent qu’ils formaient deux pendants. Si le premier représentait trois hommes, le second illustre les conséquences de l’émeute sur un groupe de personnages féminins. Sur le seuil d’une porte, devant un immeuble misérable, une femme cherche à retenir un révolutionnaire quittant le foyer le fusil à l’épaule et la baïonnette au canon, tandis que sa voisine, tenant un nourrisson, l’en empêche. Une petite fille, à gauche, se morfond. Selon un schéma misogyne assez typique de la peinture sociale du milieu du XIX e siècle, l’esprit de révolte des hommes est opposé à celui plus conservateur des femmes, pleurant leurs excès. La touche épaisse donne un aspect trapu à ces figures populaires, qu’un commentateur qualifie d’ « hideuses ménagères ». Si le peintre se refuse à toute forme d’idéalisation, le coloris est cependant plus vif et varié que dans les deux autres tableaux. Avec une pointe d’humour, Leleux ne représente à droite que la jambe et le bout du fusil de l’émeutier qui s’éloigne, comme le souligne la critique : « (…) la Sortie , tableau trop bien nommé, car le combattant est hors du cadre ; il n’en paraît qu’un pied et un bout de baïonnette. » (A.J. Dupays). C’est cet aspect du tableau que radicalise la caricature publiée dans L’Illustration la même année. Tous ces aspects soulignent bien l’ambiguïté de l’art de Leleux, qui navigue entre la chronique de l’évènement historique et sa parodie humoristique, la représentation de figures populaires et leur caricature outrancière.

Avec cet ensemble de toiles illustrant la révolution, Leleux assoit son rang de chef de file du réalisme, et devient l’objet de vives critiques de la part de journalistes attachés à un art plus idéalisé : « Encore un homme de talent qui se trompe, M. Adolphe Leleux, qui faisait de si excellents Bas Bretons, des Catalans si bronzés, des Bohémiens si étranges, le tout rehaussé d'une couleur si juste et si vive, commet, en l'honneur de la Révolution de février, une foule de choses sans nom : des patrouilles de nuit, des études de pâles voyous, (…) où l'art se peint et s' efface. Ni couleur, ni forme, plus rien. Ô la mauvaise école que l'école du laid ! » (Auguste Vitu).

Le musée Fabre possède un important ensemble de peintures du XIX e siècle aux sujets sociaux et à la veine réaliste que ce tableau, disparu depuis son exposition au Salon de 1850-1851 et tout récemment réapparu sur le marché de l’art, vient enrichir grâce au don de messieurs Bec. Autour du fonds majeur de peintures de Gustave Courbet, le visiteur peut également découvrir un important groupe de toiles d’Octave Tassaert ainsi que des peintures de François Bonvin ou de Philippe Auguste Jeanron. La Sortie de Leleux vient ainsi renforcer cet ensemble d’œuvres réalistes, en y apportant un caractère plus directement lié à l’actualité politique et révolutionnaire du milieu du siècle.



En savoir plus

Exigences de réalisme dans la peinture française entre 1830 et 1870 , catalogue de l’exposition, Chartres, musée des Beaux-Arts, 5 novembre 1983 – 15 février 1984, Sylvie Douce de la Salle, Patrick Le Noüen (dir.).

Adolphe Leleux (Paris, 1812 – Paris, 1891)
La Sortie (Paris, 1848)
1850
Huile sur toile
H. 102 ; l. 62 cm

Signé et daté en bas, au milieu : Adolphe Leleux 1850

Hist. : Paris, Salon de 1850-1851, n° 1945 ; Cannes, collection particulière ; acquis de cette collection par la galerie Eden Antic, Cannes, 2020 ; acquis de cette galerie par messieurs Arno et Reno Bec, 2021 ; don de ces derniers au musée Fabre, 2021.