Louis Léopold Boilly, La Tendresse conjugale

Artiste majeur de la peinture de genre de la fin de l’Ancien Régime jusqu’à la Monarchie de Juillet, Louis Léopold Boilly était absent des collections du musée Fabre. Son attrait pour la représentation de la vie et des mœurs parisiennes, son sens de l’observation et du détail minutieux, sa facture si soignée héritée de la tradition hollandaise du XVII e siècle, s’accordent en tout point avec le goût pour les scènes de genre d’un des principaux donateurs du musée Fabre, l’agent de change d’origine montpelliéraine installé à Paris Antoine Valedau (1777-1836). L’esprit de cette collection met en évidence, comme nous le verrons, l’intérêt d’acquérir une œuvre d’un des plus importants représentants de la peinture de genre de son temps, Louis Léopold Boilly.

Notre tableau, La Tendresse conjugale , illustre un sujet rare dans la peinture : une femme, dans l’attente d’un heureux évènement, fait sentir à son époux les mouvements de l’enfant dans son ventre. La scène prend place dans un intérieur épuré à la décoration sobre, où l’artiste joue habilement de l’ombre et de la lumière. Le mobilier élégant suggère l’intérieur bourgeois, simple et confortable. Quelques accessoires, placés sur la table, ouvrage de couture de l’épouse, livre entrouvert du mari, apportent une dimension narrative à la scène : les deux époux ont interrompu leur travail, la femme a sans doute senti tressaillir l’enfant qu’elle porte et invite son époux à sentir ses mouvements. Cet art de faire parler les personnages comme les objets est un des grands talents de Boilly. L’image du ménage heureux est renforcée par le chien, gardien attentif veillant sur le bonheur du couple. L’artiste a introduit une note d’érotisme mêlé d’humour, en laissant presque apparent le sein de la femme, donnant une certaine ambiguïté au regard de l’époux, à la fois tendre et libidineux. Comme toujours chez Boilly, l’exécution est d’une très grande finesse. Les détails miniaturistes charment l’œil, tout autant que les effets brillants des draperies.

La vie domestique est un des principaux thèmes illustrés par le peintre durant sa carrière. Si les sujets licencieux avaient occupé ses premières années sous l’Ancien Régime, la Révolution française suscite un renouvellement. Le peintre est en effet directement menacé, au printemps 1794, lorsque Jean-Baptiste Wicar prononce une sévère attaque contre lui lors d’une séance de la Société républicaine des arts : Boilly est accusé de corrompre la société par ses scènes légères. Ces menaces entrainent chez notre peintre un intérêt nouveau pour les sujets familiaux et domestiques, proposant au spectateur l’image du ménage heureux et bien tenu. Ils sont l’écho des conceptions nouvelles sur l’éducation des enfants, à l’œuvre tout au long du XVIII e siècle, et dont l’ Émile de Rousseau est l’exemple le plus manifeste. On insiste auprès des parents pour les inciter à apporter plus de soin à l’éducation de leurs enfants, à leur donner tendresse, amour et compréhension. Cet esprit se retrouve déjà chez Chardin, Fragonard ou Greuze. Durant la Révolution, la condamnation des mœurs de l’aristocratie renforce encore cette apologie de la famille, conçue comme la première cellule sociale de la vie civique. La transformation de la clientèle de Boilly, majoritairement bourgeoise après l’émigration de l’aristocratie, explique aussi ces changements. Tous ces aspects expliquent cette mise en scène faisant de l’enfant à venir le fruit de l’amour et de la tendresse du couple.

Si le tableau n’est pas daté, MM. Bréton et Zuber proposent de le dater des années 1807 / 1810, en se fondant sur le costume des personnages et les éléments de mobilier. Il est aussi possible que le tableau ait été peint en échos à la naissance du petit roi de Rome, fils et héritier de Napoléon, en 1811 : l’arrivée de l’héritier tant attendu de l’Empire ne pouvait que renforcer le goût pour l’image de la maternité. Le début de l’historique du tableau présente quelques mystères : on le voit en effet présenté à la vente Pillot pour le retrouver ensuite dans la collection de l’artiste, mentionné à sa vente de 1829. Il est possible que plusieurs versions de notre peinture ou même de ce sujet aient pu être exécutées par Boilly. On peut notamment relever que Boilly présenta un sujet similaire dans une paire de toile, Le Deuxième mois et Le Neuvième mois , même si en l’occurrence ces deux pendants, jamais séparés, n’ont pas pu se confondre avec notre panneau. Comme le proposent les auteurs du catalogue raisonné, il est possible que Boilly ait souhaité recouvrer son tableau pour s’en inspirer, le remettre au goût du jour en termes de costumes et d’accessoires, afin d’en faire exécuter la lithographie de Villain Les Époux heureux en 1826.

Cette peinture de Boilly vient naturellement trouver sa place au musée Fabre, en résonance avec les œuvres issues du legs Valedau de 1836. Ce collectionneur légua au musée un superbe ensemble de scènes de genre flamandes et hollandaises du Siècle d’Or (Teniers, Dou, Ter Borch, Metsu, Steen), un groupe de tableaux à la facture raffinée de Jean-Baptiste Greuze ( Le Gâteau des rois , La Prière du matin notamment) ainsi qu’une belle collection d’œuvres du début du XIX e siècle, exécutées par des artistes parisiens et s’inspirant largement de la peinture nordique (Swebach, Taunay, Demarne, Adèle Romany, autant d’artistes contemporains de Boilly qu’il connaissait bien, et qu’il a représenté pour les trois premiers dans L’Atelier du peintre Isabey [Paris, musée du Louvre]). En dialogue avec les peintures nordiques du XVII e siècle de la collection Valedau, la peinture de Boilly illustre remarquablement l’attrait en France à la fin du XVIII e siècle et au début du XIX e siècle pour la « peinture fine » hollandaise. Ce tableau est également à rapprocher d’autres peintures évoquant au musée Fabre les vertus ou les vices dans le contexte domestique, en particulier Comme les vieux chantent, les enfants piaillent de Jan Steen ou encore Le Gâteau des rois de Jean-Baptiste Greuze.

Pierre Stépanoff



En savoir plus

Étienne Bréton, Pascal Zuber, Louis Léopold Boilly, le peintre de la société parisienne de Louis XVI à Louis-Philippe , Paris, Arthéna, 2020.

Ouvrage disponible à la bibliothèque du musée Fabre

Louis Léopold Boilly (La Bassée, 1761, Paris, 1845)
La Tendresse conjugale
Vers 1807-1810
Huile sur bois
H. 52,5 ; l. 43,5 cm
2021.5.1

Hist. : Paris, vente Jean-François Pillot, ancien agent de change, 10-12 février 1818, n° 4, acquis par le peintre Jean Louis Laneuville pour 190 fr. ; peut-être collection de l’artiste, mentionné le 11 février 1819 dans l'inventaire après décès de sa seconde épouse, Adélaïde-Françoise-Julie Leduc ; peut-être Paris, vente Basset, 7 avril 1824, n° 184 ; peut-être Paris, vente de l’artiste, 13-14 avril 1829, n° 27 ; Paris, collection Paul Barroilhet (1810-1871) en 1852 ; collection Charvet, 1898 ; Paris, vente Albinet, 31 mai 1929, n° 2 ; Suisse, collection Léon Givaudan, 1930 ; Suisse, collection Xavier Givaudan, son frère, 1954, puis par descendance ; Genève, vente Piguet, 15 mars 2017, n° 793 ; Paris, Etienne Bréton, Saint-Honoré Art Consulting ; acquis de cette galerie par la Fondation d’entreprise du musée Fabre ; don de la Fondation d’entreprise au musée Fabre, 2021.